D’après des textes andalous
du XIe siècle.
Ensemble oriental :
Abed Azrié, chant arabe - Mouhammad Osmane, Bouzoq - Sameh Catalan, violon - Medhat Ibrahim, Hosny Mohamad et Bachar Khalifé, percussions
Ensemble espagnol :
Ana Felip : chant espagnol • Jean-Baptiste Marino, Juan Carlos Principal : guitare
• Mariano Zamora & Paco Ruiz : palmas, jaleo, choro
Ensemble français :
Jean-Lou Descamps : alto • Lionel Allemand : violoncelle •
Olivier Moret : contrebasse • Viviane Arnoux : accordéon
Musique et direction artistique : Abed Azrié
Là il y a du Duende !
Manuel Torres, grand artiste issu du peuple andalou, disait à quelqu’un qui chantait : « tu as de la voix, tu connais les styles, mais tu ne réussiras jamais, car tu n’as pas de Duende ».
Dans toute l’Andalousie, roche de Jaén et coquillage de Cadix, tout le monde parle constamment du Duende et sait le découvrir dès qu’il apparaît avec un instinct très sûr. Le Lebrijano, merveilleux chanteur disait : « Les jours où je chante avec du Duende, je ne crains personne » ; et la vieille danseuse gitane La Malena, un jour où elle entendait jouer Braïlowsky, s’exclama : « Olé ! Là il y a du Duende ».
On peut rencontrer le Duende dans tous les arts, mais c’est naturellement, dans la musique, dans la danse et la poésie parlée qu’il trouve son champs le plus vaste, puisque ces arts appellent un corps vivant pour s’exprimer et parce qu’il s’agit de formes qui naissent et meurent indéfiniment, dressant leurs contours sur un présent exact.
Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du Duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah » : « Dieu ! Dieu ! », si proche du « Olé » des corridas qu’il s’agit peut-être du même cri ; et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du Duende est saluée par des cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres, d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens.
Le Duende est un pouvoir et non un faire, c’est une lutte et non une pensée. J’ai entendu un vieux maître guitariste affirmer : « Le Duende n’est pas dans la gorge ; le Duende monte en dedans depuis la plante des pieds. » c'est-à-dire qu’il n’est pas question de moyens, mais de véritable style de vie ; c'est-à-dire de sang ; c'est-à-dire de très vieille culture, de création active. Ce « pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer » est, en somme, l’esprit de la terre.
Un jour, la chanteuse andalouse Pastora Pavon, la Niña de los Peines, chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait de sa voix d’ombre, de sa voix d’étain fondu, de sa voix couverte de mousse, l’enroulait dans sa chevelure, la mouillait dans la manzanilla, ou l’égarait sur des landes obscures et très lointaines. Mais rien ; c’était inutile. Les auditeurs restaient silencieux. Au milieu du silence, Pastora Pavon s’arrêta de chanter. Seul, sarcastique, un homme tout petit, de ces petits danseurs qui surgissent soudain des bouteilles d’eau-de-vie, dit tout bas : « Vive Paris ! » comme pour dire : « Ici, nous nous moquons des dons, de la technique, comme du savoir-faire. Nous cherchons autre chose ». Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, cassée en deux telle une pleureuse médiévale, elle but d’un seul trait le feu d’un grand verre d’eau-de-vie, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge embrasée, mais… avec Duende. Elle était parvenue à détruire tout l’échafaudage de la chanson pour laisser passer un Duende furieux et incendiaire.
La Niña de los Peines dut déchirer sa voix parce qu’elle se savait écoutée par une élite qui ne demandait pas les formes, mais la moelle des formes. Elle dut appauvrir ses talents et son assurance et attendre que son Duende soit présent et veille bien lutter au corps à corps avec elle. Et comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang, imposant sa douleur et sa sincérité.
Federico Garcia Lorca, La Havane, 1930.